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L'IA au service de la création joaillière
Décryptage de la table-ronde sur l’IA au service de la création joaillière lors du dernier salon Precious Room à Paris

L’Intelligence Artificielle est un des sujets majeurs pour les prochaines années, et le monde de la joaillerie ne fait pas exception. Alors que le sujet est encore embryonnaire, il fait couler beaucoup d’encre et soulève de nombreuses interrogations. Jusqu’où l’IA va-t-elle intervenir dans nos métiers ? En bien ou en mal ? L’une des préoccupations principales est celle de la création, au cœur du savoir-faire et de la valeur ajoutée des entreprises HBJO.
C’est dans ce contexte qu’a eu lieu la table ronde sur le thème « L’IA au service de la création joaillière », lors du dernier salon Precious Room by Muriel PIASER, le 9 juillet dernier. Un écrin idéal pour évoquer ce sujet, les exposants de ce salon confidentiel représentant la nouvelle génération de créateurs joailliers.
La table ronde était animée par Mikaël Buffet, co-fondateur de Bleu Reflet, et réunissait Frédérique Montrésor, présidente de Bleu Reflet, Charlotte Cohen, directrice de Datashake Studio et Vice-Présidente de IA Culture Créative (IACC), Vincent Smadja, IA Art Director et Ambassadeur Osez l’IA (Ministère de l’Economie), Charles-Alexandre Leman, Fondateur de Eternall Stories et Christophe Nocher, Fondateur de Coradam.
IA, de quoi parle-t-on ?
Une définition s’impose. Le Parlement Européen définit l’Intelligence Artificielle comme étant « un outil utilisé par une machine capable de reproduire des comportements liés aux humains tels que le raisonnement, la planification et la créativité ». L’IA fait peur car la plus grande menace est qu’elle remplace l’humain.
Christophe Nocher, fondateur de Coradam (société de services de facilitation de la production de joaillerie et de contrôle de la qualité), a tenu à nuancer et à mettre en garde contre des effets d’annonce hâtifs, comme on a pu le constater récemment avec les Metavers, ces réseaux de mondes virtuels qui finalement n’ont pas pris. La plus grande prudence s’impose sur ce sujet encore très récent, où tout reste à inventer. Et de temporiser en revenant sur la définition de deux outils d’IA largement utilisés :
Les LLM (Large Language Model) : ces vastes modèles de langage sont des systèmes IA conçus pour traiter d’énormes quantités de données, de les comprendre et de générer du texte en réponse à une question précise. Un LLM imite très bien ce qu’un humain peut faire, mais c’est un perroquet savant, il n’a pas de conscience et ne comprend pas la relation des éléments entre eux. Il compile des données et répond de manière prédictive mais ne sait pas ce qui est vrai ou faux. Le risque est qu’il génère ce qu’on appelle des hallucinations (il invente des réponses avec un aplomb déconcertant) ou des manipulations (certaines données produites par des LLM relevant de grands groupes ou de puissances étrangères sont idéologiquement ou politiquement orientées et entraînent des réponses biaisées).
Le machine learning : c’est un autre sous-ensemble de l’Intelligence Artificielle qui vise à apprendre aux machines à tirer des enseignements des données collectées et à s’améliorer avec l’expérience, au lieu d’être programmées à le faire. On utilise le machine learning en production par exemple.
Parmi les cinq étapes de la chaîne de valeur de la joaillerie (Création, Développement, Production, Export et Distribution), l’utilisation de l’IA se retrouve principalement dans les deux premiers. Du dessin au volume, l’IA permet de sortir un modèle 3D sans savoir faire de la 3D et le gain de temps est énorme. En production, il n’existe actuellement aucun champ applicatif IA mais des axes intéressants concernant les documents, le contrôle qualité, l’assistance pour le positionnement des pièces à la découpe, ou encore l’entretien de l’outillage.
Selon Frédérique Montrésor, présidente de Bleu Reflet, un des champs d’application de l’IA est la relation client et l’expérience client, sur Internet et en boutique, d’où une nouvelle forme de relation commerciale « phygitale » mêlant le physique (l’accueil en boutique) et le digital (utilisation d’outils IA).
Concrètement, l’IA peut avoir des applications dans différents domaines :
Reconnaissance d’une partie du corps pour essayer un bijou
Identification de la bonne taille pour une bague, avec un taux de fiabilité à 90% (très utile, car beaucoup de personnes ignorent leur tour de doigt !)
Personnalisation : on peut changer la couleur de l’or, la couleur de pierre, et tester plusieurs configurations pour une co-création avec le client en amont de la chaîne
Accompagnement client optimisé pour les commerciaux : de véritables aides à la vente augmentés
IA allié ou danger pour la création en joaillerie ?
La plus grande crainte dans l’univers de la joaillerie est de remplacer l’humain dans le processus de création, ce qui aujourd’hui fait toute la valeur ajoutée et justifie le prix de pièces d’exception. Pour Vincent Smadja, IA Art Director et Ambassadeur Osez l’IA (Ministère de l’Economie), l’utilisation de l’IA n’entraîne pas une perte de lisibilité de l’image de marque, au contraire, l’IA vient l’augmenter en perfectionnant un geste qui au départ est humain.
Quant à Charlotte Cohen, directrice de Datashake Studio et Vice-Présidente de IA Culture Créative (IACC), l’IA est un outil avant tout, un outil dirigé par un directeur artistique ou un créateur, un outil d’inspiration. Et de souligner qu’il existe une grande communauté composée d’artistes IA l’utilisant de manière très créative. En tant que directrice artistique, Charlotte Cohen confie utiliser l’IA à différentes étapes de la création :
Idéation : l’IA permet de développer plusieurs concepts (4-5) avant d’en retenir un
Création : on va plus vite, les outils IA permettent de réduire les allers retour
Livrables : l’IA permet des créations originales en quantité
La spécialiste insiste sur ce point : « L’IA ne remplace pas les designers ni les photographes. On a toujours besoin de packshots. Mais l’IA permet de faire plus de volume en un temps record. Elle décuple la créativité ». En étant plus créatif sur des temps plus courts, on accélère forcément le process de décision.
Mais alors, existe-t-il un risque pour les marques de se retrouver avec le même style artistique si tout le monde fait de l’IA ?
Selon Vincent Smadja, le nerf de la guerre ce n’est pas forcément le produit mais ce qu’il représente et ce qu’il évoque pour les gens, à travers les 5 sens. Le risque d’uniformisation graphique est lié à la data commune. C’est l’adition de toutes les datas qui permet de créer de la singularité.
Et Charlotte Cohen de compléter : « l’enjeu est de s’adapter à chaque client et à son style. L’IA doit accompagner la direction artistique de la marque ».
Quel sera l’impact de l’IA dans la joaillerie à horizon 2030 ?
Interrogés sur leur vision à 3-5 ans des conséquences de l’utilisation des outils d’Intelligence Artificielle dans le métier de la joaillerie, les intervenants l’envisagent comme une chance à condition que l’humain reste seul décideur.
Vincent Smadja « Aujourd’hui, les enjeux dans ce secteur sont l’héritage, le patrimoine, et l’authenticité. Ne pas dénaturer le processus de création artisanal. La machine ne peut pas produire mais demain elle le fera. Demain, on pourra produire du diamant. La machine ne va pas remplacer l’homme mais elle va transformer l’homme ».
Charlotte Cohen : « l’enjeu majeur est la créativité : comment s’approprier l’IA pour développer la créativité et se démarquer ? »
Frédérique Montrésor : « grâce à l’IA, les petits créateurs vont pouvoir aller à l’international plus facilement, pour entrer dans les codes des autres marchés ».
Christophe Nocher : « je suis prudent sur la partie joaillerie fine et haute joaillerie qui nécessite un haut niveau d’excellence … (où) le travail de la main est nécessaire. Le marché risque de scinder plus : une partie masse production, aseptisée, sur des produits à fort volume de production, et une autre où on conservera le travail de la main, la plus forte valeur ajoutée de la joaillerie ».
Charles-Alexandre Leman Eternall Stories : « 50 % de la satisfaction client est liée à l’expérience client. L’IA est un moyen de prolonger l’UX dans le digital, au-delà de l’expérience en boutique. »
Alors que l’usage de l’IA en joaillerie en est encore aux prémices, les grands groupes de luxe l’ont déjà intégré dans leur process de création et dans leur communication. Les premiers résultats sont bluffant, l’IA nous plonge dans une expérience sensorielle de la marque inédite qui contribue à développer sa légende. Les petits créateurs, même s’ils ne disposent pas des mêmes budgets, ne sont pas en reste et commencent à intégrer des fonctionnalités IA qui leur permettront rapidement d’accéder à de nouveaux marchés. Car l’IA évolue très vite et son appropriation repose sur le temps : plus les organisations l’intégreront vite à leurs structures, plus elles seront performantes et prendront le train en marche.
Côté création, les intervenants sont unanimes : l’IA demeure un outil permettant de gagner du temps et d’accélérer les process, mais rien de remplacera la créativité humaine ni le savoir-faire humain, indissociable de la création joaillière.
Propos recueillis avec l’aimable collaboration de Bleu Reflet et Precious Room by MP
Crédit photo : © Bleu Reflet
Comment l’IA peut améliorer la relation et l’expérience client ?